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Wole Soyinka : "Le Nigeria se rend compte que le gouvernement s'est réveillé trop tard

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INTERVIEW - En raison des combats intenses contre Boko Haram, la Commission électorale a, hier, reporté au 28 mars l’élection présidentielle, prévue samedi. Le Prix Nobel de littérature Wole Soyinka analyse la situation en exclusivité pour le JDD.

La secte terroriste Boko Haram a attaqué pour la première fois vendredi deux villes du Niger à la frontière avec le Nigeria. Le bilan est lourd : 109 islamistes, 4 militaires et 1 civil ont été tués. C'est dans ce contexte que la commission électorale a décidé, hier soir, de reporter au 28 mars l'élection présidentielle, afin de favoriser l'octroi de plusieurs millions de cartes d'électeur aux citoyens de cette zone en guerre et y sécuriser les bureaux de vote. Les États-Unis ainsi que la plupart des organisations civiques au Nigeria contestent cette décision de reporter un scrutin qui s'annonçait serré. L'écrivain Nigerian Wole Soyinka, prix Nobel de littérature 1986, a toujours été très engagé sur le plan politique dans son pays. Emprisonné pendant deux ans lors de la guerre au Biafra à la fin des années 1960, condamné à mort trente ans plus tard puis contraint à l'exil sous le règne du dictateur Sani Abacha, il confie, en exclusivité pour le JDD, ses sentiments face à l'incurie du gouvernement de son pays et aux atrocités perpétrées par Boko Haram.

Comment réagissez-vous à l'intervention des armées du Tchad, du Cameroun ou du Niger qui viennent jusqu'à l'intérieur de vos frontières pour faire le travail dont aurait dû se charger votre armée?
C'était une idiotie et une ­incroyable prétention que d'invoquer, comme l'a fait notre gouvernement, l'inviolabilité de notre souveraineté dans le combat contre Boko Haram et le terrorisme. Car nos voisins ont compris que, face aux pires extrémités, ce défi était global et que la réponse devait être globale. Si le Tchad, le Cameroun et le Niger interviennent, c'est pour éviter que Boko Haram ne fasse tache d'huile chez eux. On peut seulement regretter qu'ils aient dû attendre de se sentir menacés pour intervenir.

Éprouvez-vous de la honte de voir vos dirigeants incapables de mettre fin aux exactions de Boko Haram?
Avant d'être un Nigerian et un Africain, je suis un être humain. Je ne me sens pas agressé en tant que Nigerian dans un pays souverain mais en tant qu'homme face à des crimes contre l'humanité. Je n'ai pas honte, ce sont eux les responsables qui devraient avoir honte, les uns comme les autres. Moi, je suis en colère, j'ai le sentiment d'être humilié par mon propre gouvernement.

Comment canalisez-vous cette colère pour que les choses changent?
J'utilise le pouvoir des mots. Je collabore avec des forces politiques pour les encourager à réformer, j'utilise les espaces d'expression publique pour faire pression sur le pouvoir dès lors qu'il se trompe de chemin. J'ai parfois aidé des opposants à s'organiser mais je n'ai pas vocation à me présenter à une élection, c'est un travail à plein temps. Je préfère rester un intellectuel à plein temps.

«N'importe quel président dans tout autre pays aurait réagi le plus vigoureusement possible dans les dix jours ou démissionné dans les heures qui suivent. Ici, ce ne fut ni l'un ni l'autre»

Les urnes d'un côté, le sang et la cendre des massacres de l'autre, comment vivez-vous cette incongruité?
Ce qui est certain, c'est que le gouvernement sortant du président Goodluck Jonathan s'est montré incapable dans l'exercice du pouvoir tout en faisant preuve d'un manque total d'imagination pour répondre aux défis. L'opinion publique au Nigeria sait tout cela, elle se rend compte que le gouvernement s'est réveillé trop tard face à une insurrection qui s'est installée dans la durée. Si vous ne prenez en compte que l'enlèvement des 200 lycéennes de Chibok l'an dernier, n'importe quel président dans tout autre pays aurait réagi le plus vigoureusement possible dans les dix jours ou démissionné dans les heures qui suivent. Ici, ce ne fut ni l'un ni l'autre.

Mais Boko Haram a été créé il y a plus de dix ans. Ce qui relève aussi de la responsabilité des gouvernements précédents…
Oui, et ils ont tous fait l'erreur de sous-estimer l'islamisation qui était en cours. Par exemple, sous la présidence Obasanjo [1999-2007], rien n'a été fait pour conforter certains principes constitutionnels de laïcité lorsque des États fédérés comme celui de Zamfara [actuellement dans la zone aux mains de Boko Haram] ont décrété la charia. Cela n'a fait que renforcer la main des insurgés. Le président actuel, ­Goodluck Jonathan, est coupable, avec d'autres, de ne pas avoir compris à quel point ce défi de l'islam radical ne pouvait aller que crescendo.

Faites-vous davantage confiance à son opposant, l'ancien président Muhammadu Buhari, dont vous avez combattu les dérives "fascistes"?
Ce serait un saut dans l'inconnu bien qu'on connaisse son passé en matière de violation des droits de l'homme. Mais en même temps, nous ne pouvons plus continuer avec le système qu'incarne le président sortant. Il ne reste donc qu'un seul candidat et c'est bien regrettable dans un pays de 150 millions d'habitants qui abrite tant de gens bien plus responsables, intelligents et imaginatifs. À chacun de décider selon sa conscience.

«Cette insurrection est barbare, absolument, elle appartient à une "espèce" qui a quitté depuis longtemps la communauté des êtres humains»

Vous parlez de "l'insurrection" de Boko Haram, qu'en est-il de sa barbarie?
Cette insurrection est barbare, absolument, elle appartient à une "espèce" qui a quitté depuis longtemps la communauté des êtres humains. Mais ils ne sont pas uniquement Nigerians. Ce sont les agents d'un fondamentalisme à l'échelle du globe, avec une capacité de recrutement d'autant plus facile qu'ils se nourrissent d'une lecture pervertie du Coran afin de faire de tous ceux qui ne leur ressemblent pas des ennemis, y compris chez les musulmans. Ajoutez-y les inégalités sociales, la marginalisation, la pauvreté, et le phénomène devient explosif.

On reproche à l'armée Nigeriane d'être extrêmement brutale ou si corrompue qu'elle refuse de combattre. Est-ce exact?
Nous n'en pouvons plus de la violence, que ce soit celle de l'État ou celle des sectarismes. Nous ne voulons pas que la violence serve d'instrument de régulation de la société. Mais que faire lorsque des groupuscules attaquent une communauté et obligent des individus à leur obéir ? S'il vous reste une armée pour vous défendre, il faut bien protéger les victimes. C'est une responsabilité morale, à condition bien sûr qu'elle agisse avec un minimum de respect des droits de l'homme.

Que sont devenues selon vous les jeunes filles enlevées à Chibok? Est-il encore possible de les sauver?
On sait qu'elles ont été séparées en plusieurs groupes. Certaines ont été vendues comme esclaves, comme objets sexuels ; d'autres sont mortes de maladie ou tuées ; certaines ont tenté de s'enfuir. Nous ne les retrouverons jamais intactes. Elles auront toutes été brisées pour la vie. Le devoir de notre société est de s'assurer que ceux qui ont perpétré ce crime ignoble, qui ont giflé le visage de notre nation, paient ce forfait contre l'humanité d'une façon ou d'une autre. Cet enlèvement ne pourra pas s'effacer de nos mémoires, c'est une tache indélébile dans notre histoire.

François Clemenceau - Le Journal du Dimanche

dimanche 08 février 2015


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