Lettre ouverte à son Excellence Monsieur Idriss Déby Itno, président de la République, Chef de l’Etat.
N’Djaména, le 1er septembre 2014
Goual Nanassoum, directeur de publication du journal Le Citoyen,
Moussaye Avenir De La Tchiré, directeur de publication du journal Abba Garde,
Allahondoum Juda, directeur de publication du journal L’Union
Bruce Djim-Adjim Ouaye, directeur de publication du journal Le Potentiel
Alain-Serge Zogbo, directeur de publication du journal La Voix
Monsieur le Président,
Nous nous permettons de vous faire parvenir cette lettre ouverte que nous vous adressons et que nous diffusons comme il se doit.
En effet, après avoir pris bain de foule lors de votre entrée à N’Djaména, capitale livrée aux pillages et à la destruction, vous avez fait une déclaration qui a touché le cœur de vos compatriotes : instaurer la liberté et la démocratie. Comme une boule de neige, votre ambition a ramassé durant tout son parcours tout ce que les Tchadiens attendaient impatiemment : la liberté et le développement depuis 30 ans.
Dans cette euphorie exaltante, la presse a payé un lourd tribut. Quatre confrères ont perdu leur vie des suites d’assassinat dans le cadre de leur métier : collecter, traiter et diffuser les informations. Ils ont payé de leur vie parce que le métier de journaliste est différent de celui d’infirmier ou de douanier. C’est pour cette raison qu’il est écrit dans notre Constitution, en son article 27, que la loi détermine les conditions d’exercice de la liberté de presse, de communication et d’expression.
Votre dernière sortie médiatique lors de la célébration de la fête de l’indépendance de notre pays a été très mal accueillie dans le paysage médiatique. Nous avons le sentiment aujourd’hui que vous avez complètement renié vos désirs ardents de réussir là où vos prédécesseurs ont échoué : faire du Tchad un pays émergent. Les confrères ainsi que les Tchadiens qui attachent la valeur au rôle des médias dans le processus démocratique ont pensé que vous êtes menacé d’un essoufflement certain. En effet, au même moment où vous donnez des moyens financiers aux créateurs de partis politiques souvent sans envergure nationale, vous les refusez aux créateurs des médias indépendants. Ne pensons même pas à l’aide à la presse qui est infinitésimale. D’ailleurs, les mécanismes de son octroi même sont mal réfléchis au point où elle atterrit très souvent dans les poches de ceux qui en ont la charge ou dans celles des responsables des journaux morts et enterrés. C’est un non sens très grave dans la mesure où le travail d’information, de sensibilisation, d’éducation et de dialogue permanent que développent les organes de presse privés au Tchad est sans commune mesure avec ce que font certains partis qui ressemblent aux petites et moyennes entreprises (PME) pour accompagner cette démocratisation qui porte d’ailleurs vos empreintes.
Monsieur le président, vous avez pris comme angle d’attaque le fait que ceux qui créent des journaux se doivent de compter sur leur propre force. De ce point de vue, la presse écrite, servante des droits civiques, affronte désormais une menace double : environnement économique malsain et étroitesse du marché de publicité d’un côté et de l’autre, la pingrerie des dirigeants nationaux qui refusent de considérer la part inestimable des organes de presse dans la poursuite du processus démocratique et le développement économique et social du pays. N’a-t-on pas souvent dit que pour que la raison de l’homme discerne la vérité et qu’il s’en inspire dans son comportement, il suffit que tous les faits soient objectivement rapportés et que toutes les opinions soient aussi mises sur le «marché des idées » que constituent les journaux et les radios ?
Si nous prenons l’exemple des pays africains qui ont amorcé leur processus de démocratisation dans la même fourchette de temps que l’expérience tchadienne, votre intervention dénote d’un certain misérabilisme. Le Burkina Faso qui a libéralisé son paysage médiatique en 1990 compte aujourd’hui 42 journaux dont 5 quotidiens. Le Conseil supérieur de l’information (CSI) burkinabé est créé en 1995 alors que le Haut conseil de la communication (HCC) tchadien a vu le jour en 1994. Le Benin abrite 80 quotidiens, 100 hebdomadaires, 33 périodiques et 300 radios, alors que le Tchad n’a qu’un seul quotidien et moins de 10 hebdomadaires qui paraissent régulièrement. Dans ces conditions, nous nous rendons compte que vous ne maîtrisez pas du tout l’évolution de notre paysage médiatique. Nous nous rendons compte aussi que c’est pour cela que nos demandes d’audience ainsi que nos protocoles d’interviews adressés à votre majesté sont rejetés par vous-même ou égarés dans les poubelles des confrères qui vous conseillent en communication.
Monsieur le président de la République, vous nous avez toujours dit qu’un pays sans presse est un corps sans âme. Vous nous avez toujours dit aussi qu’aucun journaliste ne sera jamais arrêté au Tchad dans le cadre de l’exercice de son métier. Très important ! Lors de la fête de la démocratie et de la liberté du 1er décembre 2013, vous avez recommandé aux responsables administratifs de ne pas cacher des informations aux journalistes. Les confrères qui animaient la conférence de presse de Bongor avaient d’ailleurs pris bonnes notes. Ces nobles intentions sont trahies lorsque des camarades Moussaye Avenir De La Tchiré, Eric Topona et le bloggeur Jean Laokolé ont été mis au frais à la célèbre prison d’Amsinéné de N’Djaména en août 2013.
À votre décharge, nous reconnaissons que l’étau dans lequel vous vous trouvez, avec d’un côté l’amorce prématurée d’un débat sur votre candidature aux présidentielles de 2016, de l’autre des difficultés financières suite au déclin irrémédiable de la production pétrolière vous met dans une position non enviable pour un chef d’Etat ambitieux de développer son pays. En tant qu’animateurs du débat démocratique, nous sommes très conscients de cette donne. C’est pourquoi, nous espérons, à travers cette lettre ouverte, avoir suscité de l’intérêt chez vous par rapport à nos propos qui n’ont d’autre ambition que de permettre la reconstruction du paysage médiatique. Il s’agit donc de renforcer vos premières ambitions acceptées par tous : faire grandir notre pays dans la démocratie et le développement. Au final et surtout sans un morceau d’hypocrisie, un tête-à-tête entre vous et nous pourra contribuer à dégraisser des incompréhensions ou mêmes des idées a priori contreproductives. Déjà, lors de la dernière conférence de presse que vous avez donnée, vos services de communication ont exclu la plupart des responsables des journaux privés pour des raisons inavouées, au moment même où circulent déjà quatre projets de lois sur la presse dont les dispositions rappellent la triste époque de l’Europe de l’Est.
Eloi Miandadji
Journaliste/Infographiste
Rédacteur en chef de l'hebdomadaire d'informations générales et d'éducation
civique Le Citoyen
Activiste culturel et des Droits humains
Vice-Président du Réseau des journalistes culturels africains
Chargé de communication adjoint du chapitre national d'Arterial Network
Membre du Conseil d'administration au Bureau tchadien des droits d'auteurs
(BUTDRA)
Membre du Réseau des journalistes et animateurs culturels du Tchad (RJCT)
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